Translucidité de la couleur

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Translucidité de la couleur

Paul Gauguin, Arearea (1891), Musée d'Orsay, Paris Les trois propriétés connues de la couleur sont :
• le ton : rouge, jaune, bleu, vert, etc.
• la valeur : clair, foncé
• l’intensité : lumineux, cru, pâle, notamment.

A la suite des expériences systématiques qu’il fait sur la technique picturale traditionnelle des couches superposées et du maniement des glacis (fines couches de couleurs),
Egon de Vietinghoff débouche tout naturellement sur une autre spécificité : la translucidité.
 

Johann Gottfried Steffan, Champ de blé (1847) Vincent van Gogh, Champ de blé aux corbeaux (1890), Musée Van Gogh Amsterdam Chez Gauguin, van Gogh et les expressionnistes tardifs les couleurs sont souvent très intenses. Elles sont la plupart du temps couvrantes, la transparence des glacis manque et ainsi les transitions de nuances sont perdues. Souvent les différentes parties de l’image juxtaposées sont souvent de même valeur de couleur et l'impression qui en résulte est alors celle d'aplats, de surfaces indifférenciées. Dans la peinture traditionnelle, la profondeur de l'image résulte non seulement de la perspective mais également de la superposition de plusieurs couches plus ou moins translucides. La couleur finale donne alors l'effet de profondeur plastique.
 

Diego Vélasquez, Margareta Theresa, Détail de Las Meninas (1656), Prado Madrid Berthe Morisot, Le bain (1885-86, détail), Clark Art Institute, Williamstown, MA, USA






















En transmettant par la parole et la pratique leur savoir à leurs élèves, les maîtres de jadis ont obligatoirement dû en démontrer les effets et les applications. Mais on a momentanément cessé de s’y intéresser (essentiellement pour les glacis foncés) à l’époque du rococo, puis on y revint pour un temps. Mais les impressionnistes y mirent définitivement fin. Lorsque Vietinghoff se met à peindre, il ne connaît aucune explication approfondie du phénomène, ni un mode d’emploi détaillé du traitement pratique de la translucidité. Elle n’est plus enseignée dans les académies qu’il fréquente, et les maigres évocations et notes concernant cette manière de peindre ne remplacent pas l’enseignement issu de la tradition.
 

Ernst Ludwig Kirchner, Joueur d'accordéon au claire de lune (1924), Städel,  Francfort-sur-le-Main Sophie Täuber-Arp, Composition ovale aux motifs abstraits (1922)











L’éveil de Vietinghoff à son art, sa formation et ses débuts surviennent à l’époque tardive de la «modernité classique» et de l’expressionnisme, ainsi que des révolutions que sont le dadaïsme, le cubisme, le Bauhaus, le début de la peinture abstraite et du surréalisme.

Tous ces nouveaux courants ne correspondent toutefois pas à sa vision des choses – il s’engage sur une autre voie. Devenu autodidacte, il va acquérir le savoir dont il a besoin par des recherches personnelles, en effectuant des comparaisons sur les originaux dans les musées et en procédant de façon empirique dans son atelier.
 

Robert Delaunay, Contrastes simultanés, Soleil et lune (1912-13), Museum of Modern Art, New York Wassily Kandinsky, Points (1920), Ohara Museum of Art, Kurashiki, Japan Au début de sa carrière, lorsqu'il partit à Paris, la moyenne d'âge de la vingtaine de peintres importants qui donnaient le ton était de 43 ans. Parmi eux il y avait Feininger, Klee, Malevitch, Chagall, Matisse, Delaunay, Picasso, Mondrian, Kandinsky et Arp. La plupart d'entre eux avaient dépassé la phase d'expérimentation et de recherche; ils avaient trouvé leur style, ils étaient établis et dominaient la scène artistique.
 

Translucidité, Diagramme 1 dans le manuel de Vietinghoff














Durant les décennies consacrées à ces recherches, et parallèlement à ses activités artistiques, il rédige une étude sur la technique de la peinture à l’huile et aux résines. Vietinghoff y définit également la translucidité comme la quatrième propriété de la couleur. Il semble que ce soit une première dans la littérature spécialisée.

• Translucidité : saturation des couleurs par la lumière (le contraire : réflexion, matité)
 

Translucidité, Diagramme 2 dans le manuel de Vietinghoff













Ainsi, toute couleur – et le blanc comme le noir – peut être translucide ou opaque. L’opacité ou la translucidité ne dépendent pas uniquement de la quantité appliquée, mais aussi des liants et de la densité des pigments, autrement dit de leur quantité dans la composition. Des couleurs pâles peuvent aussi être moins imperméables à la lumière que des couleurs brillantes, si elles la reflètent plus intensément et ne laissent pas transparaître la couleur de la couche inférieure. Au contraire, des couleurs sombres peuvent être délayées et appliquées de telle manière qu’elles semblent plus translucides que des couleurs claires.
 

Translucidité, Diagramme 3 dans le manuel de Vietinghoff















Vietinghoff étudie ce thème de façon approfondie, afin de se faire une idée claire de la différence entre les mélanges dits additifs d’une part, et soustractifs d’autre part (effets du mélange de plusieurs couleurs en une seule, après superposition de couches translucides sur la toile elle-même). La translucidité est le fondement de la peinture à l’huile et à la résine exécutée en couches superposées.
 

Francisco de Goya, Le parasol (1777, détail), Musée du Prado, Madrid, Espagne Claude Monet, Femme à l'ombrelle tournée vers la gauche (1886), Musée d'Orsay, Paris













Sans viser la translucidité, cela n’aurait aucun sens d’utiliser ce procédé, car l’application conjuguée de toutes les couches translucides crée – mais seulement sur la toile – de nouveaux effets que ne peut obtenir une seule couleur résultant du mélange sur la palette. Si bien que c’est sa qualité translucide qui apparaît à l’œil.

Cela explique que l’impression générale produite par l’application de plusieurs couches (p.ex. chez J. Vermeer, F. de Goya et C. D. Friedrich) soit si fondamentalement différente de la peinture à une seule couche, c.-à.d. au premier jet (p.ex. C. Monet, V. van Gogh ou O. Kokoschka). Et cela sans tenir compte de l’expression personnelle ou de la tendance stylistique de chacune des époques.
 

Vèrrinne églyise dé Saint Hélyi Jèrri, Jersey La différence entre translucide et non-translucide est la même qu’entre une diapositive et son tirage sur papier, totalement identiques par la valeur des couleurs, leurs tons et leur intensité, lorsque la lumière ne transparaît pas. La couleur résultant de couches superposées doit sa translucidité au fait que la lumière n’est pas renvoyée à la surface, mais la pénètre et est réfractée sur plusieurs niveaux à travers les différentes couches de couleur.

Selon la définition de Vietinghoff, la couleur de chacun des glacis, en tant que matériel, n’est pas translucide, mais plus ou moins perméable à la lumière. Il utilise le terme «translucide» pour le degré de saturation de lumière de la couleur optique finale, soit celle due à la superposition des couches.
 

Peter Paul Rubens, La chute des damnés (1620), Alte Pinakothek Munich Luis Egidio Meléndez, Oranges, citrons et pastèque (1760), Musée du Prado, Madrid Généralement, plusieurs couches de peintures fluides et plus ou moins transparentes, dites glacis, sont étendues les unes sur les autres. En raison de la perméabilité inégale des différentes couches de couleur, la lumière se reflète en dégradé aux différents niveaux des glacis.

La lumière en profondeur est celle qui atteint l’apprêt clair, après avoir traversé les différentes couches, et que de là elle est reflétée, sans que cet effet soit généralement ressenti consciemment. Au retour, elle est transformée à nouveau, car elle agit par en-dessous sur les pigments des glacis qu’elle a traversés à l’aller.
 

Giovanni Battista Tiepolo, Jésus au mont des Oliviers (1745-1750?), Kunsthalle Hambourg, Allemagne Les réfractions provoquent de nombreuses interactions imperceptibles: certaines de couche en couche, d’autres dans une seule couche, aussi bien à l’aller (éventuellement jusqu’au support) qu’au retour, depuis les couches plus profondes jusqu’à la surface.

Or, nous prenons conscience des couleurs comme telles uniquement par le flamboiement des pigments sous l’effet de la lumière («émission de photons»); elles peuvent donc apparaître dans d’innombrables nuances grâce à ces infinies possibilités de réfraction de la lumière.
 

Jacob Isaacksz. van Ruisdael, Vue sur Haarlem (1670-1675, détail), Mauritshuis, La Haye Si le ciel, p.ex., est peint sur la toile avec la couleur issue du mélange sur la palette de plusieurs couleurs en tubes, et cela en une seule couche plus ou moins couvrante, il n’y a pas de translucidité : la couleur apparente est plate. Le même ciel, en revanche, peut surgir de l’application de plusieurs glacis. La couleur, alors, où l’on retrouve les trois fameuses qualités (ton, valeur, intensité), et qui peut être comparable à celle mentionnée en premier, se distingue par sa translucidité due aux couches superposées : la couleur paraît plus profonde, la lumière plus naturelle, la représentation plus authentique.
 

John Constable, Etude de nuages (1821), National Gallery of Victoria, Melbourne, Australien D’ailleurs, dans la réalité également, le bleu du ciel est translucide, puisqu’il résulte de l’effet de l’atmosphère sur l’espace sombre de l’univers. En effet, la nébulosité de l’atmosphère «laiteuse» agit sur nos yeux comme un glacis sur un arrière-plan. Dans la représentation de la nature, la peinture à couches superposées offre l’avantage de créer une analogie avec celle-ci. C’est vrai aussi bien pour la réalisation des nuages et de l’eau, pour les yeux, la peau et les cheveux, les étoffes et la céramique, que pour les arbres, les fleurs et les fruits. On perçoit toujours quelque chose qui transparaît des profondeurs; la somme des couleurs étalées les unes sur les autres donne à celle qui en résulte une qualité et une plasticité propres à l’objet. La reconnaissance du sujet par l’œil n’est pas due à la copie des formes extérieures, mais à une saturation des couleurs par la lumière, qui crée l’effet naturel.
 

Vincent van Gogh, Les champs labourés (Les sillons, 1888, détail), Musée Van Gogh, Amsterdam L'œil de l'observateur reconnaît l’object non seulement par la représentation d'éléments extérieurs, mais par la saturation des couleurs qui produit un effet très naturel. Les exemples montrent que l'abandon de la technique des glacis superposées entraîne la perte de la plasticité des nuages, leur effet naturel disparaît.
 

Ferdinand Hodler, Le lac de Thoune (1904, détail), Musée des beaux-arts de Berne, Suisse Le mélange de couleurs par soustraction est soumis aux lois immuables de l’optique. Les facteurs suivants influencent le parcours de la lumière et la translucidité de la couleur définitive:
 

Camille Pissarro, Pont Neuf (1902, détail), Musée des beaux-arts de Budapest A) Préparation de la couleur

1. densité distincte des pigments, c.-à.d. quantité de poudre en fonction du volume du liant

2. formules diverses pour les liants (p.ex. proportions, selon qu’il s’agit de résine de mélèze ou de cerisier, avec ou sans cire, etc.)
 

Jan van Goyen, La tempête (1641), Musée des beaux-arts de San Francisco, CA, USA B) Application de la couleur

3. épaisseur distincte des glacis : la perméabilité de la lumière diminue en fonction de la quantité de couleur appliquée

4. ordre variable des applications de couleurs sur la toile. La translucidité de la couleur n’est pas la même selon que la couleur A transparaît sous la couleur B ou le contraire: A + B n’égale pas B + A, de même que le résultat 20 peut être obtenu par l’addition de 4 + 6 +7 + 3, ou de 2 + 9 + 2 + 4 + 3, etc. Une telle logique ne joue pas pour la peinture à une seule couche, car une couleur, aussi subtilement soit-elle mélangée avant son utilisation, se caractérise par une consistance homogène, et est appliquée comme telle, de sorte que le résultat souhaité ne peut être modifié que par l’épaisseur de la couche.

C’est à ce savoir que sont dus l’effet de profondeur, la chaleur et la luminosité des œuvres aussi bien des Anciens que de Vietinghoff, et qui les rend si typiques.
 

Peter Paul Rubens, Etude de tête d'un Africain (1610-1635?), Musée des beaux-arts de Bruxelles «Un blanc semi-transparent, étalé sur un fond noir sec et isolé, apparaît bleuâtre, un glacis noir sur un fond blanc, brunâtre. Un orange clair, glacé sur du noir, devient gris-verdâtre, un glacis bleu de Prusse sur du blanc évolue vers le vert, etc. Les Hollandais et les Flamands – notamment Rubens, van Goyen et Jan Bruegel l’Ancien – qui ont fait un grand usage de glacis clairs et foncés, ont obtenu – selon qu’ils ont appliqué la même couleur sur une autre plus claire ou plus foncée – des tons gris chauds ou froids, dont la beauté n’aurait jamais été atteinte avec des couleurs préalablement mélangées par addition.»
Egon von Vietinghoff, Handbuch zur Technik der Malerei (Manuel de la technique picturale)

Plus les glacis de couleur sont soumis à la lumière, plus les effets sont complexes. Tous les facteurs agissent sur la translucidité et l’œil humain est un organe si subtil qu’il perçoit ces nuances pour ainsi dire infinies, selon qu’une couleur a été mélangée avant son application, puis étalée en une couche, ou qu’elle a été obtenue par des couches superposées qui la rendent translucide. C’est comme si l’œil pouvait déterminer par quels chiffres le nombre 20 a été obtenu, et dans quel ordre (20 n’égale pas tout simplement 20 – voir ci-dessus – et bleu-vert n’est pas tout simplement bleu-vert).
 

J.A.D. Ingres, Jeanne d’Arc au sacre du roi Charles VII (1854), Musée du Louvre, Paris Adrian Ludwig Richter, Le passage à Schreckenstein (1837), Galerie Neue Meister de Dresde













Ainsi s’explique le fait que la technique des couches superposées offre la possibilité d’enrichir considérablement le dégradé des couleurs du spectre. Si le but n’est par exemple qu’un message publicitaire, ou que pour tout autre motif il n’est accordé aucune valeur à des tons intermédiaires translucides, la peinture en couches superposées peut être un luxe. Toutefois, un art exigeant comme celui de Vietinghoff, qui veut atteindre l’essence des choses, ne peut s’en passer. Car cela signifierait pour ce peintre ramener à un détail le spectre des couleurs, la plasticité et l’effet naturel de son sujet – comme de cuisiner sans assaisonnement.

La peinture à une couche pratiquée depuis la seconde moitié du 19e siècle, est le renoncement à l’un des acquis essentiels de l’art pictural européen. Tout d’abord volontaire, il est ensuite dû à l’ignorance, car le lien avec la tradition a été rompu. La façon de s’exprimer s’est modifiée. La révolution qui abat l’immobilisme et le pathos du romantisme et de l’académisme dépasse son but. En rejetant la tradition, les artistes ont payé pour ces changements un prix très élevé – trop selon Vietinghoff.
 
     
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